Le digital n'a pas remplacé les relations physiques entre voisins
Si les voisins sont aussi présents dans la culture populaire, c'est parce qu'ils contiennent une part de fantasme. Tout à la fois proches et mystérieux, nos voisins font, qu'on le veuille ou non, partie de notre vie. Mais qui sont-ils réellement ? Les relations que nous entretenons avec nos voisins ont-elles évolué avec le temps ? Joanie Cayouette-Remblière, sociologue et chargée de recherches à l’INED (Institut National d'Études Démographiques), co-auteur de l’enquête Mon quartier, Mes voisins, nous fait profiter de son expertise.
De Fenêtre sur Cour à Desperate Housewives, la fiction fait la part belle aux voisins. Pourquoi nous fascinent-ils tant ?
Je ne dirais pas qu’ils nous fascinent mais plutôt que nos voisins sont importants pour nous. Au même titre que les liens familiaux ou encore les liens amicaux qui sont, eux aussi, largement représentés dans la culture populaire. Les liens que nous avons avec nos voisins ont une importance à la fois symbolique et réelle et nos relations avec eux sont peut-être moins anodines qu’on pourrait le penser. Une enquête internationale a montré que, parmi les relations que nous entretenons avec d’autres personnes, 1 sur 3 est une relation de voisinage. En France, des analyses des réseaux personnels montrent qu’une relation sur 4 est une relation de voisinage. Ces dernières occupent donc une place importante dans nos vies.
« Les relations que nous avons avec nos voisins sont avant tout des relations positives. »
Sartre disait « L’enfer, c’est les autres » et si l'enfer, c’étaient nos voisins ?
L’enfer, ce sont rarement nos voisins. Les relations que nous avons avec nos voisins sont avant tout des relations positives, qu’il s’agisse de relations de sociabilité peu engageantes ou très engageantes, mais ce peuvent aussi être des relations gênantes, principalement lorsque l’agencement architectural ou urbain renforce la proximité. Qu’il s’agisse de logements mal isolés, de terrains mitoyens, de maisons trop proches les unes des autres… on a pu remarquer que ⅔ des voisins sont gênés par le bruit de leurs propres voisins et l’on tend à être davantage gêné par ses voisins si ceux-ci ont des modes de vie différents du nôtre.
Un proverbe chinois dit que choisir ses voisins est plus important que de choisir sa maison. Qu’en pensez-vous ?
Ce proverbe n’est pas représentatif du comportement des Français à l’heure où je vous parle. L’agencement, la localisation et les caractéristiques des logements ont un poids plus important dans les choix résidentiels que les voisins. Il arrive d’ailleurs parfois que l’on ne commence à s'intéresser au cadre urbain et à la composition sociale du quartier qu’après avoir emménagé. Bien sûr, l’espace environnant a son importance. Il revêt encore plus d’importance parmi les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées car ce sont elles qui attachent le plus d’importance à l’environnement, notamment parce qu’il pourra intervenir dans l’accès à certains établissements scolaires et qu’il jouera un rôle dans les fréquentations des enfants. L'environnement est aussi davantage considéré par les propriétaires que par les locataires.
« 35 années nous séparaient de la dernière enquête en date sur le sujet des voisins ! »
Comment vous est venue l’idée de lancer l’enquête Mon quartier, Mes voisins ?
C’est un travail collectif. En tout, le collectif Voisinages se compose de 10 chercheurs et deux ingénieures. Personnellement, je voulais étudier plus en profondeur les relations de voisinage dans les contextes de mixité sociale. Parallèlement, Jean-Yves Authier, qui a codirigé l’enquête avec moi, a construit un projet de recherche sur le voisinage dès 2014. Nous avons rapidement fusionné nos deux projets et fait le constat que l’on manquait cruellement de données sur le sujet. La question des relations de voisinage est une question qui n’est que très peu traitée. 35 années nous séparent de la dernière enquête en date sur le sujet des voisins ! Il y avait donc un réel besoin d’actualisation des données.
À l’ère du tout numérique, les liens entre voisins se maintiennent, voire se renforcent. Comment l’expliquer ?
Tout d’abord, il ne faut pas faire de généralités. Dans les comparaisons internationales, on constate, par exemple, que le niveau de relation avec ses voisins varie parfois considérablement d’un pays à l’autre. En France, on remarque ainsi une certaine stabilité sur les 35 dernières années et cela en dépit de tous les changements sociétaux qui se sont produits au cours de cette période : l’explosion du numérique, l’éloignement des familles, la dispersion des parentèles. Entre le début des années 80 et aujourd’hui, on s’aperçoit que les familles sont de plus en plus dispersées sur l’ensemble du territoire. On a donc moins de liens familiaux dans son espace proche. Malgré la banalisation du télétravail, on parcourt des distances de plus en plus importantes pour se rendre sur son lieu de travail. Les déménagements sont plus fréquents et l’on tend à rester moins longtemps qu’avant dans son logement. La mobilité résidentielle s’est donc accrue. Pour autant, il est intéressant de constater que la probabilité d’avoir des relations avec ses voisins est restée particulièrement stable. En ce qui concerne la poussée du numérique, on remarque que le digital ne transforme pas les relations sociales et qu’il ne remplace pas les relations physiques. Le numérique vient plutôt s’ajouter à des relations qui existaient déjà. On va entretenir des relations physiques avec des voisins mais en plus, on va créer un groupe Whatsapp pour faciliter et organiser ces rencontres. Le numérique permet ainsi plus d’entretenir des relations avec ses voisins que d’en créer de nouvelles. Loin de supplanter les relations physiques avec nos voisins, les relations via le numérique s’y superposent et les deux coexistent.
« Il y a des voisins avec lesquels on aura envie de nouer des relations plus approfondies. »
On papote avec son voisin. On leur emprunte du sucre. Ça semble un peu cliché et pourtant, c’est la réalité. Cela vous surprend-il ?
C’est une partie de la réalité. On apprécie les interactions avec nos voisins qu’on souhaite tout de même garder à juste distance. C’est une notion que l’on retrouve dans toutes les catégories sociales. Il y a des voisins avec lesquels on aura envie de nouer des relations plus approfondies et d’autres avec lesquels on va éviter de rentrer dans des logiques d’échanges et de dons/contre-dons. On ne va pas pour autant les éviter mais plutôt limiter le niveau d'interaction en faisant en sorte que la relation reste cordiale et se limite aux espaces communs, par exemple. À l’inverse, certaines relations de voisinage vont plus loin. Dans les quartiers populaires, on a ainsi pu observer que les relations de voisinage jouaient un rôle de soutien moral. Des femmes et plus encore des femmes seules vont échanger avec des voisins et nous raconter à quel point telle conversation ou telle autre les a rassurées. Il s’agit de conversations qui peuvent avoir trait à la scolarité des enfants, à la vie du quartier, aux difficultés de la vie… Dans ce cas, la relation de voisinage va bien au-delà du simple échange de sel.
Seul un répondant sur dix n'a aucune relation avec les autres habitants de son immeuble. Qu’en penser ?
Qu'interagir avec ses voisins est quelque chose de très répandu. À l'échelle du quartier, 1 habitant sur 20 n’a aucune interaction avec les voisins de son immeuble ni avec les autres habitants.Ce sont des gens que l’on croise au quotidien. Il existe des obstacles aux relations avec nos voisins. Des horaires différents, notamment, qui font que l’on ne se croise que rarement mais finalement, on est très souvent amenés à échanger, c’est-à-dire à aller au-delà du simple « bonjour-bonsoir fermant ». Interagir avec ses voisins est donc quelque chose de très répandu. Cela relève des normes minimales de la bienséance et de la vie en société.
« Bien sûr, nous parlons tous de la pluie et du beau temps avec nos voisins mais pas seulement. »
De quoi parle-t-on avec ses voisins ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s'agit pas uniquement de conversations anodines. Bien sûr, nous parlons tous de la pluie et du beau temps avec nos voisins mais pas seulement. Les sujets de conversation s'articulent autour de plusieurs thématiques. Il s’agit du cadre local (l’immeuble, les autres voisins, le quartier, la ville…), de tout ce qui touche à la vie privée (l’éducation des enfants, le travail, la santé, son pays de naissance…) et dans une moindre mesure de politique et/ou de religion.
Quelles informations cherche-t-on à obtenir de son voisin ?
22 % des personnes des quartiers étudiés échangent avec leurs voisins des informations relatives à des opportunités d’emploi. C’est considérable et cela va bien au-delà de la banale conversation sur le temps qu’il fait. Bien évidemment, ces échanges ne débouchent pas toujours sur des emplois effectifs mais 8 % des personnes en poste disent avoir été embauchées avec l’aide d’habitants de leur quartier. Si l’on échange beaucoup d’informations sur l’emploi, on échange aussi beaucoup d’informations sur les établissement scolaires et les commerces des environs. Enfin, les seniors peuvent échanger avec leurs voisins afin d’obtenir des informations sur des aides à domicile.
« Ce sont davantage des relations amicales que des relations conjugales qui se créent entre voisins. »
Arrive-t-il que l’on tombe amoureux de son voisin ou de sa voisine ou cela n’arrive-t-il que dans les comédies romantiques ?
Ça peut arriver mais ça reste plutôt rare. Au global, ce sont davantage des relations amicales que des relations conjugales qui se créent entre voisins, mais nous manquons de données car ce type de situation demeure marginal.
Les petits indépendants s'investissent davantage dans leur voisinage que les cadres. Pourquoi ?
Ils sont légèrement plus impliqués que ne le sont les cadres, mais ce que l’on observe, c’est qu'en général, plus le niveau de revenus et de diplômes augmente, plus l'on s’implique dans nos relations de voisinage. Pour autant, il y a parfois des logiques socio-professionnelles qui modifient la linéarité de cette échelle. Il s’agit d’une part des petits indépendants et d’autre part, des employés de services directs aux particuliers. Dans les deux cas, on est sur des professions qui s'exercent bien souvent au domicile ou dans le quartier et généralement, au contact des autres. On note par conséquent un véritable investissement du lieu de vie qui peut flouter les relations que l’on entretient avec ses voisins qui peuvent être de potentiels clients, à moins qu’ils ne le soient déjà.
« Une personne interrogée sur quatre s’était déjà sentie jugée par ses voisins. »
Quel est le trouble du voisinage dont on se plaint le plus souvent ?
Les nuisances sonores. Chez les 2⁄3 des personnes que nous avons interrogées, c’est le bruit que font leurs voisins qui les incommode. D’autres troubles existent. Il peut s’agir, notamment de remarques déplacées, de propos homophobes, de propos sexistes, de propos intolérants, d’odeurs, d’incivilités commises dans les espaces communs. Ces dernières restent toutefois le plus souvent anonymes. On a aussi pu constater qu’une personne interrogée sur quatre s’était déjà sentie jugée par ses voisins. Que ce soit sur son mode de vie, son look ou encore la manière dont on éduque ses enfants… Enfin, 1 habitant sur 5 avoue éviter de croiser certains voisins.
Un mot sur les querelles de voisinage ?
Les conflits de voisinage sont loin d'être anodins. Ils varient également en intensité mais il est intéressant que le taux de personnes qui se déclarent en conflit avec leurs voisins est resté stable. Il n’a que très peu évolué au cours des 35 dernières années. Nous ne sommes donc pas dans une logique d'explosion des conflits de voisinage.
« Entre 30 et 44 ans, on commence aussi à s’engager dans une trajectoire résidentielle. »
Les 30-44 sont les champions du voisinage. Pourquoi cette génération s'investit-elle autant dans son voisinage ?
La question du cycle de vie intervient. Le fait d’être en couple et d’avoir des enfants impacte, par exemple, les relations de voisinage, à plus forte raison si les enfants sont scolarisés dans le quartier. Entre 30 et 44 ans, on commence aussi à s’engager dans une trajectoire résidentielle. On déménage moins fréquemment qu’avant. À cet âge, on s'investit davantage dans son logement mais aussi dans son voisinage. Ce qui est paradoxal, c’est que c’est la tranche d’âge qui interagit le plus avec ses voisins alors que c’est celle qui a le moins de temps à leur consacrer.
Quel serait le portrait robot du meilleur/pire voisin ?
Cela dépend vraiment de ce que chacun attend de ses relations de voisinage. Un voisin très discret pourra convenir à certains mais déplaire à d’autres, plus en demande d’interactions. Cela varie, encore une fois, non seulement des caractéristiques mais aussi des attentes de chacun.
« Au fil des années, on constate que les relations de voisinage s’effacent petit à petit. »
Plus on est âgé, plus on reçoit de visites et moins on se rend chez ses voisins. Qu’en penser ?
Avec l’âge, les relations de sociabilité et non pas seulement de voisinage, se rétrécissent de plus en plus. En vieillissant, on perd d’abord les activités extra-locales, puis les sociabilités de quartier. Enfin, au-delà de 75 ans, même les relations au sein de l’immeuble se réduisent considérablement. Au fil des années, on constate que les relations de voisinage s’effacent petit à petit.
Plus on vieillit, plus on attache de l’importance à ses relations de voisinage. Pour quelles raisons ?
Les seniors accordent une grande importance au fait d’avoir dans leur entourage des personnes sur lesquelles ils pourraient compter en cas de problème de santé ou d’accident domestique. Les voisins deviennent, aux yeux des seniors que nous avons interrogés, de potentiels soutiens.
D'après votre enquête, on a tendance à nouer des liens avec des personnes qui nous ressemblent. Est-ce par peur de l’inconnu ?
C’est quelque chose que l’on retrouve de façon générale. On a tous tendance à sociabiliser avec des personnes qui partagent les mêmes caractéristiques parce que c’est alors plus facile de nouer une relation. On a les mêmes attentes et on partage les mêmes codes. Cela vaut si l’on a le même âge, le même niveau d’étude, des enfants du même âge, etc. En clair, il ne suffit pas de faire cohabiter des personnes qui ont des caractéristiques différentes pour qu’elles créent des liens entre elles et notre enquête montre que, dans un contexte de forte mixité sociale, les habitants vont se rapprocher davantage de ceux qui leur ressemblent.